Le voyageur immobile

Ce titre est emprunté au biographe de Fernando Pessoa, l’auteur du Livre de l’intranquilité. Ne pas y voir une illustration, encore moins une tentative d’identification : Grâce à Pessoa, j’ai parcouru un itinéraire mental et imaginaire, hors du temps et de l’espace ordinaire. De l’intérieur vers l’extérieur, de l’extérieur vers l’intérieur ; Des allers-retours incessants qui entraineraient plus loin, plus haut si possible. Seul voyage nécessaire, vital ! Pour rester debout. 

Deux séries de dessins d’après nature sont à l’origine de ces peintures. La première, Racines, réalisée en 2005 dans les sous-bois à proximité du Rhin (où j’ai passé mon enfance). La deuxième, Pierres, dans les Côtes d’Armor en 2005 et 2006. 

A propos du dessin, Matisse dit : « Ce que je n’ai pas dessiné je ne l’ai pas vu ». Pendant que je travaillais, j’ai pensé : « ce que je n’ai pas dessiné ne m’a pas traversé ». L’œil ne suffit pas à lui-même. Cela passe par la main, le bras et monte comme une onde, se répercute dans l’épaule pour se déposer au fond de la cage thoracique. Le torse est la caisse de résonance et le refuge, la cage respiratoire habitée par le monde. Un accordéon fou. Comment jouer sa partition ? Comment l’accorder au tempo des étoiles ? 

Une vingtaine d’études d’après nature, retravaillées à l’atelier, sont devenues la série Métamorphoses ; des torses végétaux et minéraux, réminiscences d’autres torses venus de plus loin, sans doute. Torse Khmer en pierre – souvenir du Musée Guimet – , torses taillés dans le bois représentant le Christ sacrifié, rencontrés maintes fois dans l’art Roman et Gothique. Les images de ces torses, enfouis dans ma mémoire comme des archétypes, ont été réanimées par ces paysages. Curieuse trajectoire pour ces sculptures antiques, jadis divinités dressées dans un temple ou corps cloués sur la croix. Usées par le temps, fractionnées par l’histoire, elles sont le miroir de notre propre nature : présence et disparition, force et fragilité. 

Comment alors dire la beauté du monde, célébrer le grand mouvement cyclique des saisons ? 

Cette interrogation me fait dessiner le rocher qui résiste : ma respiration et mon pouls accordés aux mouvements des marées. Tel un menhir, le torse se dresse face à la mer et laisse entrer l’écume jusqu’au fond du cœur, la fait circuler pour liquéfier le sang. Renaître à travers chaque coup de crayon pour voir enfin l’image qui nous manque.

Oui ! Le torse debout, vertical, me fait penser aux incantations de Gildas face à l’immensité. L’énigme, pourtant, reste entière.

Sans doute est-ce pour cela que je dessine dans la pénombre des sous-bois ce labyrinthe végétal, mille chemins menant nulle part, ces souches ancrées dans l’humus. La sève y circule, et ce torse prend racine parfois dans l’arbre qui touche aux nuages. Dans ces forêts s’est perdu l’homme de Caspard David Friedrich méditant face au monde. Les mêmes questions. Mais l’œil s’est glissé dans le paysage qu’il contemple : ici, le paysage qu’il regarde à fait son nid dans ses entrailles. 

Court circuit.
Morsures.
Cris sans échos.
L’énigme reste entière.
Demeure l’étonnement et le désir fou d’être là. Debout et seul. 
Ces torses nus ne demandent pas à être sauvés. Consolés seulement.
Morsures du temps.

Jörg Langhans, 2007
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