L’illusion retroussée

Voici du jamais vu, et cependant le déjà vu y est inévitable. L’élan premier est immédiatement soumis à un second mouvement. C’est que l’œil est double : organe de la vision, il est également habité par la pensée, laquelle peut y être présente sans apparaître. Cette dualité qui mêle visible et invisible, et qui va jusqu’à faire du visible le support de l’invisible, se retrouve dans la peinture puisqu’elle s’adresse à la vision et mime son processus. Mais les peintres ont toujours tenté un dépassement, soit par une accentuation qui, mettant l’objet en gloire, annule sa réalité, soit par l’abstraction. 

Il semble qu’une autre solution soit en train de se fortifier. Peut-être doit-elle une part de sa nécessité à l’hostilité des institutions vis-à-vis de la peinture et à la volonté d’imposer un art officiel machinal, immatériel ou décoratif. Les jeunes artistes, qui veulent continuer à peindre en dépit de ce climat, constatent que, aussi conceptualisée soit-elle, la représentation demeure incontournable et que, en passant par la peinture, elle possède l’avantage d’une matérialité. N’y a-t-il pas moyen de détourner cette représentation vers l’envers d’elle-même pour faire surgir dans ce mouvement une saveur originelle, une renaissance ? 

Il s’agit, au fond, de pervertir le système de la ressemblance pour que l’image renvoie à de l’image et non à de la réalité, ce qui en transformerait le statut. Ainsi, par exemple, l’œil, la bouche ou la main seront peints en tant que formes concrètes et dans un tel détachement que leur identification ne renverra plus à leur identité : pas de corps en vue, seulement de l’image et repliée sur soi par cela même qui, grâce au glissement des références, conduisait le regard vers la signification ajoutée, donc extérieure à la peinture.

En somme, il faudrait peindre sans alibi figuratif tout en affrontant l’espace de la figuration, et cela loin de tout prétexte onirique (surréaliste). C’est à quoi travaille Jörg Langhans avec une obstination exemplaire, car l’entreprise suppose d’avancer toujours plus dans la création de formes prenant le risque de s’approcher suffisamment du réel pour suggérer une parenté mais capables de virer aussitôt vers l’inconnu pour fonder une nouvelle nature. Ces formes obéissent à une logique organique : elles croissent, palpitent, grossissent, respirent, se multiplient par métamorphose. L’étonnant, surtout dans la série des « Refuges », c’est qu’elles paraissent émerger tout juste d’un magma de matière charnelle et donnent pourtant l’impression d’être tout près d’y retomber, comme si leur formation pouvait d’un moment à l’autre se dilapider en sens inverse. 

Il y a, chez Jörg Langhans, comme un principe de base dans cette instabilité qui jette la forme vers sa propre limite : une limite prête à crever en dispersant ce qui la compose. Le phénomène est moins sensible dans les grands formats pour la raison que la nécessité de fixer les relations entre les parties confère à l’ensemble une certaine fixité. On voit néanmoins que même dans « Figures du renouveau » (2003) les rassurantes figures végétales plongées dans la beauté d’un espace bleu n’ont pas atteint pour autant la permanence. L’œil est séduit par la fluidité, qui enchante l’espace, alors que les couleurs soulignent d’habitude l’à vif des formes, leur aspect à la fois natif et écorché.

Qu’est ce qu’une figure qui ne figure qu’elle-même mais qui, de ce fait, représente l’acte de figurer ? Le reconnaissable ne s’y trouve plus qu’à l’état de tentation comme pour dénoncer un réflexe du regard en le décevant. La révélation d’un mécanisme essentiel se trouve à l’évidence mise en jeu dans le tracé des formes et les dépôts de matière colorée : on peut se contenter d’y apercevoir la composition d’un système symbolique rénové par le travail inventif de Jörg Langhans, mais la forte charge organique présente chez lui nous invite à découvrir, là-dessous, une énergie dont le geste de peindre synthétise la double nature : impulsive et mentale. La perception change aussitôt et voit à l’œuvre l’équivalent d’une végétation, un afflux ascendant, la pensée du corps…

Bernard Noël – 2003
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