Devant une piéta de Giovanni Bellini au Musée de l’Académie de Venise

Rien ne peut remplacer le face à face avec une œuvre comme rien ne peut remplacer la présence d’une personne aimée. L’émotion que j’ai ressenti devant cette piéta de Giovanni Bellini ne peut se résumer en quelques mots. Cette peinture dégage quelque chose de si particulier, quelque chose de presque irréelle. La lumière qui en émane est en partie due à l’héritage byzantin ( lumière devant – lumière derrière ) mais ne se laisse pas réduire à cela. Le corps du Christ est non seulement de la même couleur que le sol du chemin mais en plus, le mouvement du bras et de la main semble le prolonger en quelque sorte jusque dans les plis du manteau bicolore de la vierge, qui font à leur tour échos aux montagnes enneigées. L’ensemble que forme ce couple mère-fils ressemble au paysage de l’arrière-fond pour devenir un corps-paysage intemporel. Le voile blanc de Marie et le tissu qui ceint la taille du Christ ne font qu’un. Tout, absolument tout, jusqu’au moindre détail fait sens, dialogue, résonne et amplifie le récit. L’arbre tronqué sur la gauche (qui refait une nouvelle pousse) annonce la résurrection futur, comme les fleurs blanches dans le champs ( influencées peut être par Dürer ) sont bien sur des symboles usuelles de cette époque et peuvent donc s’expliquer. Mais l’émotion que suscite cette œuvre reste pour moi mystérieuse. Quelle étrange lien se tisse à travers les siècles entre ce morceau de bois peint et nous. Après un sentiment d’émerveillement arrive un vertige ! Quand Bellini peint ce tableau le Christ est déjà mort depuis 1500 ans et pourtant l’émotion de Marie tenant le corps mort de son fils est si palpable ! Et aujourd’hui encore, cinq cent ans après l’exécution du tableau, cette émotion demeure visible, inchangé, juste là, devant nos yeux.

Le visage de la mère est comme mis à nu. C’est la partie du tableau qui techniquement parlant a reçu le moins de peinture. On y voit à peine un résidu de matière quasiment transparente. Est-ce une décision de l’artiste ou est-ce plutôt du à l’usure du temps, à un nettoyage, une restauration excessive ou bien au deux, je ne le sais. Le fait est que nous sommes ici devant le premier dessin, l’esquisse première du visage. Tout est retenue, tout est intériorité. Une peine qui ne peut être dite. Pas une larme ne coule ici. L’immense compassion de ce visage de femme se prolonge dans les gestes de ses mains soutenant la tête du fils ainsi que ses jambes. Visage délicat de la mère et visage terreux du fils. La face du Christ semble comme aplatit, écrasée par une étrange perspective. Tête couronnée aux lèvres mortes, ample chevelure défaite et une oreille qui n’en est pas une…La mort a déjà fait son travail de sape sans l’enlaidir néanmoins tandis que le corps semble encore animé par le sang qui y circule. Je ne me suis jamais vraiment intéressé de près au récit proprement religieux mais j’ai toujours admiré la capacité de nos collègues lointains à dépasser totalement le cadre imposé par l’église pour faire de leurs productions des images incarnées d’une force universelle. Ici ce n’est pas seulement la vierge Marie qui pleure le Christ mais c’est la douleur de toutes les mères qui perdent un enfant. C’est l’image de la compassion même, compassion au delà de toute croyance.

Parfois il m’arrive de me sentir si proche d’eux et pourtant ces artisans de la foi devaient croire profondément à une histoire à laquelle je n’ai jamais cru.