Un œil indiscret

Chaque jour, je traverse l’atelier. Sans forcément m’y arrêter, je perçois aussitôt les modifications qui s’y produisent. Parfois, me faisant équilibriste, je dois me frayer un passage entre les dessins qui jonchent le sol. Dans le plus grand désordre, les papillons se mêlent aux coquillages, aux écorces, aux livres manipulés sans égards ; ils voisinent aves les pots remplis d’une matière épaisse et colorée. 

Régulièrement j’éprouve comme un vertige à penser qu’un jour prochain le châssis, la toile et la couche pigmentée vont concourir à l’invention d’une image qui n’existait pas. D’autres fois, je suis surprise de voir la place nette comme pour un nouveau départ. Jörg travaille par cycles. De l’humus que sont tous ses dessins émerge un thème qui va devenir le foyer d’une réflexion. Je comparerais volontiers chacun de ces cycles à un arbre : au début, déjà, la racine se développe en d’innombrables radicelles ; puis vient le tronc qui rassemble l’essentiel ; enfin, les branches reprennent à nouveau le thème qui fut choisi. Pour chaque série, revenir à l’origine.

Ainsi présenté, le processus paraît simple. Saurais-je exprimer les multiples interrogations que ce travail fait naître ? Suis-je bien capable de faire partager mon étonnement, mon enthousiasme, ma déception lorsqu’un tableau que j’avais longuement regardé un jour, se trouve, le lendemain, totalement modifié ? Pourquoi le format a-t-il changé ? Je pense ici aux dessins, triptyques en hauteurs qui semblent mettre en résonance des images comme le poète le ferait avec des mots, le philosophe avec des concepts.

Tutoyer ainsi une œuvre est une étrange expérience, surtout quand elle ne se livre pas aisément malgré la proximité et qu’elle résiste à l’insistance du regard.

Qu’est ce qu’un peintre ? Pourquoi une image est-elle plus active qu’une autre ? A fréquenter quotidiennement les œuvres de Jörg, il m’apparaît que le tableau qui se fait est une pensée en mouvement. L’image émerge d’une exploration tâtonnante, elle n’a véritablement abouti que lorsqu’elle a le pouvoir de nous projeter dans une sorte de hors-champ mental.

De l’image à la métaphore, la frontière est ténue. Dans cet ensemble, je ne vois, d’abord, que la trace d’éléments familiers : paysages, arbres, maisons, villes, mains, yeux. Mais, très vite, s’ouvre une mise en abîme : le peintre peint ce qu’il est devant l’univers ; il peint ce grain de sable que nous sommes devant la multitude. De l’infiniment petit à l’infiniment grand, la même structure se répète, comme la racine d’un brin de mousse est semblable par son aspect à celle d’un chêne. Ici, les immeubles des villes deviennent pareils aux cellules qui composent le corps. Les doigts aux racines. Les pupilles aux planètes.

Les mains et les yeux sont nos deux principaux outils d’appréhension du monde. Les unes vont vers lui, les autres semblent l’absorber. En faisant d’eux les thèmes centraux de cette série, Jörg Langhans nous offre un raccourci de l’être humain. Par l’œil et par la main monte en nous la sève de l’univers, voici notre corps occupé comme un territoire. Ce sont précisément ces confins qu’interroge Jörg, ce lieu de passage où s’éprouve la vitalité des paradoxes. Il donne à ses figures une place centrale : ces mains, ces maisons, ces arbres sont peints comme des portraits. Il deviennent sujets et, dans ce glissement sèment le doute : les veines sont-elles des fleuves ? La main qui se tend donne-t-elle ou reçoit-elle ? L’épine, la pousse, le réseau végétal pénètrent-t-il la paume ou jaillissent-ils vers l’extérieur ?

L’être que nous montre Jörg plonge au plus intime de sa nuit jusqu’à faire de son corps l’infini étoilé comme il se projette au plus avant du monde. Il est à la fois l’homme anonyme, prisonnier de « villes tentaculaires » mais il est aussi un homme singulier car le peintre n’évoque pas seulement une masse humaine grouillante et indifférenciée : les doigts se touchent, les yeux observent, tentent un dialogue avec l’autre, qui se révèle semblable.

Les mains coquillages nous invitent à prêter l’oreille au bruit du monde. Ces œuvres disent l’homme, l’homme inimaginable au bout de ces mains, derrière ces yeux, sorte de Micromégas luttant depuis des temps immémoriaux avec ce qui l’entoure.

Malgré son apparente violence, la peinture de Jörg Langhans est aussi une peinture de réconciliation, la réconciliation de l’être et de l’univers, comme si il réinventait un corps frémissant de sensibilité avide d’accueillir le monde par d’innombrables terminaisons nerveuses. Ainsi, ces mains comme trouées, ne sont-elles pas des mains qui regardent ? A moins que le monde intérieur n’aspire à jaillir vers son objet. Mais, un tel désir de réconciliation, d’où vient-il ? De la violence d’être ? Car les mains tronquées, blessées puis greffées sont des images violentes, les accumulations de doigts ou d’yeux sont effrayantes, les maisons couturées inquiètent dans leur trompeuse immobilité. Réunir dans l’espace du tableau ce monde fractionné, n’est-ce pas exorciser le chaos, réinventer le sens, revenir à l’unité ?

Isabelle Cavalleri – Novembre 2008
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