Les carnets de Malte Laurids Brigge de Rainer Maria Rilke.

Expérience de lecture déroutante. Comment qualifier ce livre hybride qui mélange journal intime, autofiction, récits historiques, souvenirs d’enfance, fables, prières, envolées poétiques, réflexions sur la mort, l’art et l’amour… ? J’ai l’impression que ce « roman » rend nul et non-avenu toute tentative d’appellation contrôlée. Je me suis perdu au fil des pages comme ce jeune poète a du se perdre dans la foule parisienne.

Un moment-clés de la première partie du livre : Le jeune aristocrate danois s’est installé à Paris pour découvrir LA capital et pour devenir poète. Confronté à la brutalité de la vie quotidienne et à la solitude de sa chambre du cinquième étage, il est pris d’un vertige métaphysique inquiétant et stimulant à la fois. Une sorte d’illumination qui ébranle tout et annonce en quelque sorte la fulgurance d’un Antonin Artaud ( je pense en particulier au texte le visage humain. Il y a des passages passionnants sur le visage qu’ils faudra mettre en regard avec la texte rageur d’Artaud ). L’histoire et toute l’histoire de la littérature si bien ordonnée s’est comme fissurée d’un seul coup et une nouvelle page peut et doit s’écrire…

Rilke nous plonge dans les bas-fonds de l’âme de M.L.B. et nous entraine dans les méandres de la création elle-même. Ici le plus banal, le plus névrotique parfois, tutoie le sublime.

 

Est-il possible, pense-t-il, qu’on n’ait encore rien vu, reconnu et dit de vivant ? Est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour observer, réfléchir et écrire, et qu’on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme ?

Oui, c’est possible.

Est-il possible que, malgré inventions et progrès, malgré la culture, la religion et la connaissance de l’univers, l’on soit resté à la surface de la vie ? Est-il possible que l’on ait même recouvert cette surface – qui après tout eût encore été quelque chose – qu’on l’ait recouverte d’une étoffe indiciblement ennuyeuse, qui la fait ressembler à des meubles de salon pendant les vacances d’été ?

Oui, c’est possible.

Est-il possible que toute l’histoire de l’univers ait été mal comprise ? Est-il possible que l’image du passé soit fausse, parce qu’on a toujours parlé de ses foules comme si l’on ne racontait jamais que des réunions d’hommes, au lieu de parler de celui autour de qui ils s’assemblaient, parce qu’il était étranger et mourant.

Oui, c’est possible.

Est-il possible que nous croyions devoir rattraper ce qui est arrivé avant que nous soyons nés ? Est-il possible qu’il faille rappeler à tous, l’un après l’autre, qu’ils sont nés des anciens, qu’ils contiennent par conséquent ce passé, et qu’ils n’ont rien à apprendre d’autres hommes qui prétendent posséder une connaissance meilleure ou différente ?

Oui, c’est possible.

Est-il possible que tous ces gens connaissent parfaitement un passé qui n’a jamais existé ? Est-il possible que toutes les réalités ne soient rien pour eux ; que leur vie se déroule et ne soit attachée à rien, comme une montre oubliée dans une chambre vide ?

Oui, c’est possible.

Est-il possible que l’on ne sache rien de toutes les jeunes filles qui vivent cependant ? Est-il possible que l’on dise : « les femmes », « les enfants », « les garçons » et qu’on ne se doute pas, que, malgré toute sa culture, l’on ne se doute pas que ces mots, depuis longtemps, n’ont plus de pluriel, mais n’ont qu’infiniment de singuliers.

Oui, c’est possible.

Est-il possible qu’il y ait des gens qui disent : « Dieu » et pensent que ce soit là un être qui leur est commun. Vois ces deux écoliers : l’un s’achète un couteau de poche, et son voisin, le même jour, s’en achète un identique. Et après une semaine ils se montrent leurs couteaux et il apparaît qu’il n’y a plus entre les deux qu’une lointaine ressemblance, tant a été différent le sort des deux couteaux dans les mains différentes. « Oui, dit la mère de l’un, s’il faut que vous usiez toujours tout… »

Et encore : Est-il possible qu’on croie pouvoir posséder un Dieu sans l’user ?

Oui, c’est possible.

Mais si tout cela est possible, si tout cela n’a même qu’un semblant de possibilité, mais alors il faudrait, pour l’amour de tout au monde, il faudrait que quelque chose arrivât. Le premier venu, celui qui a eu cette pensée inquiétante, doit commencer à faire quelque chose de ce qui a été négligé ; si quelconque soit-il, si peu désigné, puisqu’il n’y en a pas d’autre. Ce Brigge, cet étranger, ce jeune homme insignifiant devra s’asseoir et, à son cinquième étage, devra écrire, écrire jour et nuit. Oui, il devra écrire, c’est ainsi que cela finira.

Rainer Maria Rilke, Les carnets de Malte Laurids Brigge, traduit de l’allemand par Maurice Betz ( 1910 )

Des écorces, suite, 2016, oil on canvas, 190 x 190 cm, ©jorglanghans

 

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