Mémoire oublieuse

 

Jour après jour, l’actualité toujours plus « actuelle » fait son travail de sape. Il faut du neuf, si possible du « live », jour après jour.

Empilement, superposition, enchevêtrement, effacement…

Je ressens comme une grande lassitude à écouter cette litanie quotidienne d’informations. Je suis pourtant complètement pris dans ce flot de paroles et d’images qui me donne l’impression d’être relié au reste du monde ; Ici, dans mon atelier en train de dessiner, jour après jour, les « Désastres de la guerre » d’après cette petite édition de 1937 dans laquelle l’ensemble des gravures de Goya sont reproduites au format original.

Est-ce que Goya me permet simplement d’échapper à cette tyrannie du « monde en live » ou me permet-il de l’investir en quelque sorte avec mes armes à moi ? Pour l’instant, je n’en sais rien, je ne sais même pas si cela me « fait du bien », je sais juste que je dois continuer, que je dois insister encore. L’impression de tenir un fil fragile…surtout ne pas le lâcher trop tôt !

Empilement, superposition, enchevêtrement, effacement…

Mémoire oublieuse.

Après l’horreur et la sidération notre besoin de mettre des mots sur nos émotions, la nécessité de mettre en cage l’indicible. Frappé au cœur de Paris on nous a dit « génération Bataclan », frappé au cœur du pays on nous a dit « nous sommes en guerre ». Je n’aime pas le terme « génération Bataclan », il m’horripile, c’est presque physique. Je ne crois pas qu’il y ait une « génération Bataclan » comme il y eut une « génération 68 » par exemple. Comment une tranche d’âge pourrait-elle se laisser réduire à cet attentat. On nous répète « nous sommes en guerre ». J’aimerais savoir ce qu’en pense quelqu’un qui a vécu la dernière guerre mondiale, ou le siège de Sarajevo ou ce que ressent un habitant d’Alep quand il voit Paris aujourd’hui. Se dira-t-il : La « génération Bataclan » « résiste » et elle boit une petite gorgée de bière dans un café parisien…

Oui ! La vie doit reprendre ses droits, bien sur que oui ! Mais que tous ces mots, « résister », « génération », « guerre » me semblent inappropriés. J’en ai pas d’autres dans ma besace, moi non plus, juste une envie d’en rire quelque fois, d’un rire jaune-triste, qui rapidement s’étouffe dans un cri bleu-muet.

Empilement, superposition, enchevêtrement, effacement…

Mémoire oublieuse.

Que sont devenus les proches des gens morts ce jour-là, que sont devenus tous les blessés ?

 

 

Jörg Langhans, le 13 novembre (d’après Goya, les désastres de la guerre) – 2015 – encre sur papier – 50 x 65 cm