LE BOUFFON

Le monde était devenu fou. Cette phrase m’est venu à l’esprit en cherchant un titre pour mes derniers autoportraits en bouffon. Je ne sais d’où elle sort, elle pourrait être le début d’un film catastrophe. Mais je vous le demande, ce monde, n’a-t-il jamais été autre chose que folie ?

Voici ce que Érasme de Rotterdam écrivait en 1511 dans son célèbre Éloge de la folie :

On ne saurait s’imaginer quels mouvements, quels troubles, quelle quantité de scènes de toute espèce excite sans cesse sur ce globe l’homme, ce petit animal qui peut à peine se promettre un instant de vie, et qui est continuellement exposé à voir abréger cet instant par la guerre, la peste et les autres maux qui ravagent et dépeuplent si souvent la terre. Mais je serais la plus folle de toutes les folles, et Démocrite aurait bien raison de rire de moi à gorge déployé, si j’entreprenais de rapporter ici toutes espèces de folies et d’extravagances qui règnent parmi le peuple. 

Aujourd’hui, « ce petit animal », ne peut pas ignorer les maux qui ravagent la terre. Il ne peut pas ignorer que l’inversion des valeurs devient la norme dans beaucoup d’endroits et qu’il y a même des grands pays où de petits psychopathes ont les pleins pouvoirs.

Quel « drôle » de moment, tout de même, dans l’histoire de notre humanité. Quel « drôle » de moment également dans l’histoire de l’art, souvent reflet de notre monde. Le marché de l’art en est à coup sûr sa caricature. Aux artistes ne restent plus qu’à endosser le costume du bouffon. Néanmoins la figure du bouffon n’a de pertinence que quand il a été choisi par un roi. Et le roi de notre temps c’est le fric…

Ne croyez pas que c’était mieux avant. Pour preuve, s’il en fallait une, écoutons encore une fois Érasme :  Est-il besoin de parler ici de ceux qui professent les Beaux-Arts ? (…) les artistes les plus ignorants sont toujours très contents de leurs petites personnes et jouissent de l’admiration du plus grand nombre, ils auraient bien tort d’aller se donner des peines infinies pour acquérir de vrais talents, qui ne serviraient, au bout du compte, qu’à faire évanouir l’idée avantageuse qu’ils ont de leur propre mérite, qu’à les rendre plus modestes, et à diminuer de beaucoup le nombre de leurs admirateurs. 

Quoi de neuf ?

Comme j’aimerais pouvoir rire de ce monde à gorge déployé et faire rire les autres de la sorte.

Pourtant, je le sais bien, le rire ne va pas sans contrepartie. Chaque bouffon porte en lui une sorte de tristesse, une tristesse que nous autres devront probablement garder pour nous parce qu’elle nous semble impossible à partager. Elle est trop grande, trop diffuse, bloquée au fond de notre gorge, juste derrière cette « boule à cri ». Et puis, on l’avale, encore une fois, on reprend l’air, encore une fois et on se remet à vivre, à y croire, à aimer, à admirer.

J’aime le printemps et j’admire la mauvaise herbe qui pousse.

Alors je remets mon bonnet à grelots et reprends le travail.

Entendez-vous, comme moi, ce rire jaune beau comme un forsythia ?

 

PS. :

L’autre jour, un automobiliste particulièrement testosteroné m’a traité de « BOUFFON ». Je n’ai pas compris pourquoi. Je lui ai répondu « MERCI ». Il n’a pas compris pourquoi. Après un court échange de politesses, nous nous sommes quitté fâchés et incompris. Je n’ai pas eu le temps de lui expliquer que mon admiration pour la figure du bouffon était sincère.

 

Image: LE BOUFFON ( SELF PORTRAIT ), 2024, mixed media on paper, 105 x 75 cm, @jörglanghans